31-07-2025
Ultimatum et illusions perdues
Des gens passent, à Moscou le 14 juillet, devant les bureaux de l'agence TASS où est affichée la menace de Donald Trump d'imposer des droits de douane de 100 % à la Russie.
Dans un mouvement qui rappelle le désenchantement progressif au cœur des Illusions perdues de Balzac, Donald Trump s'emploie à défendre un ordre international que l'histoire est en train de dépasser.
Zach Battat
Titulaire d'un doctorat en histoire du Moyen-Orient
La récente intervention de Donald Trump dans la diplomatie mondiale – menaçant d'imposer des droits de douane de 100 % à la Russie si un accord de paix n'est pas conclu d'ici quelques jours1 et promettant des sanctions contre tout pays commerçant avec Moscou – se veut un acte de force. Mais il faut plutôt y voir le reflet d'une époque révolue.
Associée à son plan consistant à fournir des armes américaines à l'Ukraine par l'intermédiaire de l'OTAN – où les alliés paient pendant que les industriels de l'armement américains empochent les bénéfices –, cette politique illustre non pas le renouveau du leadership américain, mais sa fragmentation. Les menaces de Trump risquent de renforcer le monde multipolaire qu'il a passé des années à vouloir empêcher.
En tant qu'historien du Moyen-Orient, je reconnais là un schéma familier. Le XXe siècle regorge d'exemples d'empires ayant surestimé la portée de la coercition économique.
De la politique de blocus2 de la Grande-Bretagne pendant la Première Guerre mondiale aux embargos imposés3 par les États-Unis à l'Égypte de Nasser, ces outils ont souvent entraîné des effets pervers : réorientation économique, raidissement politique et formation d'alliances nouvelles au-delà de la sphère d'influence du pouvoir sanctionnant. La stratégie tarifaire de Trump ne fait pas exception.
Un ordre post-américain
L'idée d'utiliser les droits de douane pour contraindre les puissances étrangères à se soumettre n'a rien de nouveau. Au début des années 1930, le droit de douane Smoot-Hawley visait à protéger l'industrie américaine pendant la Grande Dépression – il a en réalité provoqué des représailles commerciales mondiales et aggravé la crise4. Pendant la guerre froide, les États-Unis ont imposé des restrictions commerciales massives à l'Union soviétique et à ses alliés. Mais même à l'apogée de leur puissance, ces sanctions exigeaient une diplomatie multilatérale complexe et donnaient rarement des résultats rapides5. Aujourd'hui, l'économie mondiale est bien plus décentralisée. Demander à des États souverains comme l'Inde, la Turquie ou le Brésil de rompre leurs relations commerciales avec la Russie sous peine de sanctions n'est pas seulement irréaliste – cela accélère leur basculement vers un ordre post-américain.
En réalité, cette posture pourrait renforcer la Russie. Après 2022, les sanctions ont poussé Moscou à se tourner vers d'autres circuits commerciaux, à renforcer ses liens énergétiques avec la Chine, et à utiliser d'autres monnaies comme solutions de rechange au dollar6.
L'idée que des droits de douane de 100 % ou des sanctions secondaires isoleront aujourd'hui la Russie – alors qu'une grande partie du Sud global refuse de prendre parti dans la guerre en Ukraine – témoigne d'une mauvaise compréhension de la répartition du pouvoir en 2025.
Elle ignore aussi le rejet croissant, dans de nombreuses régions du monde, des conditionnalités imposées par les États-Unis.
Le plan d'armement de Trump est tout aussi révélateur. Plutôt que de fournir directement des armes à l'Ukraine, son administration propose que les alliés de l'OTAN achètent des systèmes américains – comme les batteries Patriot – et les transfèrent à Kyiv, permettant aux États-Unis de reconstituer leur stock par de nouveaux contrats. La logique est d'ordre politique : éviter une aide directe, faire bénéficier l'industrie nationale et faire payer le Canada et l'Europe. Mais historiquement, cela relève d'un transfert de responsabilité par procuration. Les États-Unis ont déjà utilisé ce genre de modèle avec la doctrine Nixon, et plus tard en soutenant des alliés régionaux comme l'Arabie saoudite, Israël ou le Pakistan – souvent avec une instabilité durable à la clé. Déléguer ainsi ne mène que rarement à des résultats stables.
Fondamentalement, toute cette posture – droits de douane, aide militaire indirecte, ultimatums – traduit une volonté de préserver une domination unipolaire dans un monde qui a déjà changé. Une politique réellement stratégique reconnaîtrait que nous vivons dans un système multipolaire, où le pouvoir est diffus, transactionnel, et où le Sud global joue un rôle de plus en plus important dans la définition des normes internationales. Des pays comme l'Inde ou l'Afrique du Sud ne sont pas de simples spectateurs des tensions russo-américaines – ce sont des acteurs autonomes dans un monde de plus en plus pluriel.
La guerre en Ukraine est une tragédie. Mais y répondre par des délais unilatéraux et des moyens coercitifs révèle une angoisse plus profonde : celle d'un Washington qui perd la capacité de fixer les règles du jeu. Les menaces de Trump peuvent donner l'illusion d'une action, mais elles sont réactives, non visionnaires. Elles évoquent les derniers soubresauts d'un ancien ordre, pas les fondations d'un nouveau.
L'histoire nous enseigne que lorsque des empires tentent d'imposer des règles qui ne correspondent plus à l'équilibre réel des forces, ils précipitent souvent leur propre déclin. Une voie plus sage consisterait à accepter la multipolarité – et non à la combattre – en favorisant la diplomatie régionale, en partageant les responsabilités, et en abandonnant l'illusion que les outils punitifs peuvent, à eux seuls, façonner le monde.
Comme dans le roman de Balzac, c'est parfois l'illusion de puissance elle-même qui précipite la chute.
1. Lisez « Trump threatens tariffs targeting Russia without deal to end Ukraine war in 50 days » (en anglais)
2. Lisez « A Forgotten Front ? The Mediterranean Blockade in the First World War » (en anglais)
3. Lisez « We Don't Give a Dam – The Feud Over Financing the Aswan High Dam » (en anglais)
4. Lisez « Le brouillard de la guerre (commerciale) »
5. Lisez « Commentary – Can Export Controls Win a New Cold War : A Historical Case Study » (en anglais)
6. Lisez « Markets call Trump's bluff on Russian oil sanctions in increasingly risky game » (en anglais)
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